Le Nouvel ObservateurSemaine du jeudi 30 septembre 2004 - n°2082 - Notre époque
35% de cancers en plus depuis 1978
Quand la chimie nous rend malades
Bruxelles veut passer au peigne fin 30000 substances chimiques, mais les industriels poussent des cris d’orfraie. L’élimination des plus dangereuses permettrait pourtant d’économiser 40 milliards d’euros en dépenses de santé
Mais où est donc passé le projet Reach? Son adoption par le Parlement européen était prévue pour cet automne. Elle est, pour le moment, reportée sine die. S’il est un projet attendu, essentiel pour l’avenir des Européens, c’est pourtant bien celui-là. Car il y va de notre santé à tous. Reach, pour Registration, Evaluation and Authorization of CHemicals (1), prévoit d’enregistrer les informations de base sur les 30000 substances chimiques dont on produit ou importe plus d’une tonne chaque année. Et d’examiner de près, avant une éventuelle autorisation, toutes celles qui risquent d’avoir un effet sur la santé. Ce projet de bon sens heurte d’énormes intérêts industriels. Alors certains font tout, dans les coulisses, à Bruxelles ou au Parlement européen, pour que les choses traînent. On se souvient pourtant du cri d’alarme lancé par le professeur Dominique Belpomme en février dernier. Ce cancérologue venait de publier un livre (2) inquiétant. Le nombre de cancers augmente, disait-il. Et pas seulement à cause du vieillissement de la population ou du tabac. La preuve: les enfants aussi en sont de plus en plus souvent victimes. Entre 1978 et 2000, effet du vieillissement mis à part, les cancers ont augmenté de 35% selon l’Institut national de Veille sanitaire. Certaines formes de la maladie ont explosé, comme le mésothéliome de la plèvre, causée par l’amiante et le tabac (+354% pour les femmes, +224% pour les hommes). Les mélanomes de la peau ont triplé chez les femmes, quadruplé chez les hommes, les cancers de la prostate ont été pratiquement multipliés par quatre, ceux du sein par deux… Le professeur Belpomme ne voit dans son livre qu’une explication à ce raz de marée de maladies graves: la dégradation de notre environnement due essentiellement à la pollution chimique. Ce n’était pas très nouveau, et l’ensemble du monde scientifique ne disait pas autre chose depuis des années. Mais le professeur Belpomme, qui a créé une association (3) et organisé un colloque sur ce thème en mai dernier, a su, lui, se faire entendre et éveiller l’intérêt des médias. Jean-François Narbonne, un des grands toxicologues français, le reconnaît volontiers: «Cela fait longtemps que nous voulons alerter l’opinion publique, mais nos rapports finissaient toujours par échouer dans un tiroir.» Le grand public ne le sait pas toujours, mais nous baignons dans des substances chimiques qui peuvent parfois se révéler très nocives pour nos organismes. On trouve ainsi du nonylphénol, une substance suspectée de perturber le système hormonal et la reproduction, interdite en Allemagne depuis 2003, dans des pyjamas d’enfants, des jouets, des peintures ou des produits nettoyants De nombreux téléviseurs, ordinateurs, mais aussi tapis ou meubles contiennent des retardateurs de flammes polybromés, qui ont remplacé l’amiante (3000 morts par an en France à l’heure actuelle) mais menacent le métabolisme. On peut pourtant les remplacer eux aussi: un grand de l’électronique comme Samsung l’a fait. Mais les autres constructeurs traînent les pieds. Que dire aussi des phtalates, qui rendent le plastique plus mou et plus doux au toucher et entrent jusqu’à 50% dans la composition de certains jouets? Là encore il s’agit de substances dangereuses, les ministres de l’Economie européens viennent d’ailleurs de proposer d’interdire définitivement trois de ces composants. Mais, plutôt que de s’en passer, les industriels préféraient jusqu’à présent mettre au point des machines qui imitent la succion des enfants sur les jouets pour savoir combien de molécules ces derniers risquaient d’ingérerLa Commission européenne, qui a beaucoup travaillé sous l’impulsion de la Suédoise Margot Wallstöm, ex-commissaire à l’Environnement, a recensé 1400 substances chimiques «hautement préoccupantes», auxquelles pourraient bientôt s’ajouter un demi-millier d’autres composants. Parmi elles 850 sont, selon le jargon des spécialistes, des CMR: cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques (dangereuses pour la reproduction). Les autres sont des POP, des polluants organiques persistants, qui ne se dégradent pas, s’accumulent dans les graisses ou le lait maternel et se transmettent tout au long de la chaîne alimentaire. Personne n’est épargné. Le WWF a fait l’expérience l’an dernier en prélevant au Parlement européen le sang de 47 volontaires venus de dix-sept pays d’Europe. On y a retrouvé la trace de 76 substances toxiques différentes! Des phtalates surtout, des dérégulateurs endocriniens qui perturbent la reproduction. Mais aussi, dans 100% des échantillons, du DDT, interdit en France depuis 1971, des pesticides, des polybromés retardateurs de flammes, etc. La personne qui avait la plus forte dose de toxiques dans le sang était une députée verte française qui habite à la campagne et mange bio! Nous sommes tous porteurs de ces étranges cocktails qui expliqueraient, pour certains, que 15% des couples européens sont aujourd’hui stériles, ou qu’un enfant sur sept y souffre d’asthme. Même les Inuits, sur leur banquise, sont touchés. Ils vivent en bout de chaîne alimentaire et concentrent donc les toxiques stockés par les poissons ou les mammifères qu’ils chassent: 73% des femmes inuites ont cinq fois plus de dérivés chimiques du chlore (PCB) dans le corps que ne le prévoit la norme canadienne. Et, toujours selon cette norme canadienne, leur lait maternel est considéré comme un déchet toxique.Et on ne parle pas des pesticides, si répandus qu’aujourd’hui 90% des cours d’eau et 60% des nappes phréatiques sont pollués. Après trente ans de black-out sur le sujet, Jacques Chirac a annoncé, en juillet dernier, le lancement d’une enquête épidémiologique sur l’exposition aux pesticides des paysans depuis cinquante ans. Il n’est jamais trop tard dans un pays, troisième consommateur mondial de ce type de produits, où une pomme peut être traitée jusqu’à 27 fois dans l’année! La Commission européenne estime qu’il y a «des preuves suffisantes pour supposer que les problèmes associés à la contamination de l’environnement et des aliments par les pesticides sont sérieux et s’aggravent». Certains n’ont pas attendu. Dans les pays scandinaves, aux Pays-Bas, on a pris depuis la fin des années 1980 des mesures pour réduire parfois de plus de 70% les tonnages de pesticides utilisés. Et leur production agricole ne s’est pas écroulée.C’est dire l’importance du projet Reach, qui devrait mettre fin dès cet automne à un système dans lequel les industriels pouvaient lancer n’importe quel produit sur le marché en laissant aux Etats le soin de faire face aux conséquences pour la santé. Certes il y avait bien eu, en 2001, la Convention de Stockholm, qui proscrivait l’usage de douze produits extrêmement dangereux «les douze salopards», disaient les experts dont le DDT, toujours utilisé dans les pays du Sud. Et puis auparavant, en 1981, une obligation faite par l’OMS de faire tester les substances chimiques nouvelles sans se préoccuper des 100000 qui étaient déjà présentes sur le marché. Mais l’obligation en question est restée en grande partie lettre morte: sur les 2500 molécules nouvelles apparues depuis cette époque, 140 seulement ont été testées. Selon les rédacteurs du projet Reach, l’élimination de 10% des produits les plus toxiques permettrait d’économiser au bas mot 40 milliards d’euros de dépenses de santé d’ici à 2050. Oui mais, voilà, les industriels ont poussé de hauts cris. En France, l’Union des Industries chimiques a agité le spectre du chômage et des délocalisations: selon elle, le projet Reach, même allégé, coûterait aux professionnels 28 milliards d’euros sur dix ans soit cinq fois plus que les estimations de la Commission européenne. Il entraînerait la réduction de 10 à 30% de la production des secteurs les plus sensibles les plus dangereux? que sont les cosmétiques et les peintures. Et, au final, 360000 emplois seraient directement menacés Mêmes réactions au Royaume-Uni et en Allemagne, où les syndicats sont venus à la rescousse de leurs patrons. Les Américains aussi s’y sont mis dès le lancement du projet, en 2001, par la voix du secrétaire d’Etat Colin Powell, qui a dénoncé des «interdictions pour motifs politiques» qui risquaient de mettre en péril les exportations des Etats-Unis.Un lobbying effréné a donc commencé tant à Bruxelles qu’au Parlement européen. Si bien qu’aujourd’hui on ne sait plus trop quand Reach risque de voir le jour. On nous assure qu’une première lecture aura lieu au printemps prochain, à la suite de laquelle trois sous-commissions du Parlement européen s’empareront du texte qui serait peut-être adopté définitivement en 2006. Peut-être. La seule bonne nouvelle de ces derniers mois c’est que Jean-Pierre Raffarin avait placé le projet Reach au coeur des 45 mesures de son «plan national santé-environnement» présenté en juillet dernier. Cela suffira-t-il à nous rassurer?
(1) Enregistrement, évaluation et autorisation des produits chimiques.(2) «Ces maladies créées par l’homme», Albin Michel.(3) Association française pour la Recherche thérapeutique anticancéreuse.
Gérard Petitjean
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